« Le processus d’innovation est une destruction créatrice : il révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant sans cesse l’ancienne et en créant une nouvelle. »Schumpeter
La montée des taux d’intérêt et l’incertitude économique ont grippé la machine du private equity : moins de sorties, moins de distributions, et des levées de fonds qui plafonnent. Les grands acteurs parlent d’un futur « carnage » chez les fonds mid-market particuliérement comme le rapporte le récent article d’Anne Drif dans Les Echos du 29 Septembre dernier. Mais faut-il prendre ces prophéties au pied de la lettre ?
Un cycle radicalement différent
Pendant plus d’une décennie, le PE a prospéré : argent bon marché, sorties rapides,multiples en constante augmentation 6,1 X l’EBITDA en 2004 ;11,6 en 2021 ( Argos Index : https://argos.fund/fr/argos-index-fr/).
Depuis 2022, l’ambiance de la levée de fonds a changé.
- États-Unis : selon McKinsey, la collecte 2024 a reculé de 24 %, au plus bas depuis 2016.
- Europe : selon Bain, pour 3 $ recherchés, 1 $ seulement est investi.
Des maisons réputées comme Insight Partners, Trilantic ou Onex n’ont pas atteint leurs objectifs.
« Si vous n’avez rien de spécial, les LPs iront ailleurs. »
— Sean Ward, Blue Owl
Les fonds zombies prolifèrent
Des deux côtés de l’Atlantique, les LPs se plaignent de fonds incapables de lever de nouveaux véhicules mais continuant à facturer 2 % de frais sur les actifs gérés
- 48 % des LPs déclaraient déjà en 2024 avoir des « zombies » dans leur portefeuille (Coller).
- Aux États-Unis, Bruce Flatt (Brookfield) prévoit la disparition de 4 000 firmes sur 7 000.
Consolidation accélérée des plate formes de gestion d’actif
- Méga-deals : EQT rachète Baring Asia (7,5 Mds$), BlackRock reprend HPS (12 Mds$) puis GIP (12,5 Mds$).
- En Europe, Sagard absorbe Unigestion pour gérer 23 milliards de dollars Amundi reprend Alpha Associates avec des encours combinés de 20 milliards d’euros
Le phénomène touche tous les segments avec 150 opérations recensées par Bain mais cible surtout les acteurs moyens
Polarisation inévitable
La recomposition prend la forme d’une polarisation :
- Les géants globaux (Blackstone, KKR, Apollo, EQT) se transforment en plateformes « one-stop shop », capables de séduire les grands clients institutionnels et le retail.
- Les niches ultra-spécialisées survivent par leur expertise (santé, sciences de la vie, infrastructures vertes).
- Le milieu de marché, mono-stratégie et sans différenciation, s’étiole.
« Si vous êtes au milieu, c’est complexe. »
— Valérie Baudson, Amundi
Beaucoup de rapports se focalisent sur la collecte de fonds, les actifs sous gestion, la performance, mais pas sur le nombre de sociétés de gestion elles-mêmes. Et donc , il est difficile d’établir avec certitude que ce mouvement de réduction du nombre d’acteurs a vraiment commencé. Si l’on considère les dernières statistiques d’Invest Europe , le nombre d’ « active firms » est passé de 2675 en 2015 a 3095 en 2024 ( Positioned for the Challenge: Capital Under Management & Dry Powder 2024 :https://www.investeurope.eu/research/publications/)
Pour la France , on note qu’en 2008 203 sociétés de gestion ont levé de l’argent contre 341 , un record, en 2024.
En 2008-2009, au cœur de la crise financière, on annonçait déjà une disparition massive des fonds:
Coller Capital, Baromètre été 2009
« Private equity investors (LPs) expect to see: the disappearance of many existing private equity fund managers (GPs) … »
Brett Hellerman, Wood Creek Capital (fin 2008, Bloomberg)
« The entire private equity model is broken. »
👉 Les annonces de « carnage » font partie du folklore du PE. Elles traduisent une phase d’ ajustement mais certainement pas une hécatombe.
Un discours intéressé
Il faut aussi noter que ces prophéties de consolidation sont souvent tenues par… les grands acteurs eux-mêmes, qui y trouvent un argument pour rassurer les LPs et affirmer leur domination. Cela d’autant plus que l’étude :
Does Fund Size Impact Equity Performance (https://www.nber.org/system/files/working_papers/w33596/w33596.pdf?utm_source=chatgpt.cm) publié en mars 2025 par le NATIONAL BUREAU OF ECONOMIC RESEARCH démontre que les performances des fonds supérieurs à 1,12 milliards de dollars ont tendance à être inférieurs à celle des fonds plus petit
La réalité est donc plus nuancée :
- La polarisation s’accélère.
- Le milieu souffre, mais certains trouveront une issue (alliances, GP Stakes, spécialisation).
- La diversité subsistera, car l’innovation crée toujours de nouveaux entrants.
Conclusion
« Le private equity va connaître une évolution darwinienne », résume Jim Zelter (Apollo). C’est vrai. Mais Darwinisme n’est pas extinction : certains disparaîtront, d’autres s’adapteront, et de nouveaux surgiront.
Voilà ce qu’affirmait l’étude de McKinsey de mai 2025 : https://www.mckinsey.com/industries/private-capital/our-insights/global-private-markets-report?utm
« What struck us most when writing this report, however, is the resilience shown by private market stakeholders as they navigate an industry in transition. Fundraisers are looking beyond closed-end channels to raise capital in new vehicles, such as evergreen funds. Dealmakers and operators are moving from traditional financial engineering to focus on sustained operational transformation. And LPs are moving from being passive allocators to investing in general partners (GPs) themselves (as thriving secondaries and GP stakes markets reveal).
To the casual observer, 2024 may have felt like yet another difficult year for private equity (PE) globally. Fundraising remained tough—down 24 percent year over year for traditional commingled vehicles, marking the third consecutive year of decline. Investment returns were muted, especially compared with buoyant public markets.
Our analysis reveals a more nuanced picture. After two years of murky conditions, private equity started to emerge from the fog in 2024.
For one, the long-awaited uptick in distributions finally arrived. For the first time since 2015, sponsors’ distributions to LPs exceeded capital contributions (and were the third-highest on record).This increase in distributions arrived at an important time for LPs: In our 2025 proprietary surveyof the world’s leading LPs, 2.5 times as many LPs ranked distributions to paid-in capital (DPI) as a “most critical” performance metric, compared with three years ago. There was also a rebound in dealmaking after two years of decline, with a notable increase in the value and number of large PE deals (above $500 million in enterprise value). Exit activity, in terms of value, started to whir again as well, especially sponsor-to-sponsor exits »
La consolidation est une tendance lourde. Mais c’est aussi un discours de pouvoir. Aux LPs de garder un esprit critique, et de continuer à chercher valeur et innovation au-delà des mastodontes.
Le point de vue d’Eric DEJOIE :
« Nous sommes à un moment darwinien » affirment de concert les dirigeants de quelques géants du PE.
Sans nier que l’industrie du PE est probablement entrée dans une phase de reconfiguration, l’histoire n’est pas écrite et ne soyons pas naïfs : les prédictions de ces dirigeants sont émises avant tout au service de leurs intérêts propres et non au service d’une analyse prospective objective.
La question que nous devons nous poser est de savoir si cette reconfiguration résulte d’un simple retournement de cycle, d’une dérive progressive dans l’exercice du métier par certains GPs se traduisant in fine en sanction par le marché ou bien si nous sommes face à un moment « darwinien », c’est-à-dire un choc brutal de marché qui met à l’épreuve la faculté « d’adaptation » des GPs condamnant ainsi les moins adaptables – cette notion restant alors à définir rigoureusement – à disparaitre.
Dans notre industrie comme dans l’économie en général, les évolutions structurelles sont presque toujours surestimées par rapport à l’effet des cycles conjoncturels.
Nous avons connu le même retournement de cycle en 2008 et la prolifération des mêmes discours sur l’inexorable mouvement de concentration dans notre industrie. Avec une séquence équivalente : une longue phase de croissance des volumes et d’envolée des valorisations qui engendre la formation d’une bulle alimentée par l’écart grandissant entre les prix des transactions et la valeur réelle des actifs. La surévaluation de l’ensemble des actifs financiers est alors mise au jour par un événement exogène (crise des subprimes en 2008, hausse brutale des taux d’intérêt en 2022) et l’industrie du PE entre dans une phase d’ajustement pour résorber cette bulle et pouvoir repartir sur un nouveau cycle de croissance. C’est cette phase que nous traversons actuellement.
Alors, rien de nouveau sous le soleil du PE ?
Pas tout à fait car cette nouvelle crise présente quelques spécificités :
- Elle intervient après un cycle haussier extraordinaire des volumes investis en PE depuis 15 ans et s’applique donc sur un stock d’actifs investis en PE à un plus haut historique. Il est probable que la restructuration du secteur soit plus sévère qu’en 2008 compte tenu de la contribution importante des facteurs externes – baisse continue des taux d’intérêt et disponibilité massive du crédit – sur les performances des 10 dernières années par rapport aux qualités intrinsèques des stratégies d’investissement et des modèles de construction de portefeuilles. Ces amplificateurs de performance ayant, au moins momentanément, disparus, le réveil peut être plus douloureux.
- L’offre des GPs dans le monde n’a jamais été aussi abondante et diversifiée pour répondre à la demande des LPs à la recherche de performance, de sécurité et de rêve. Les top performers peuvent continuer à convaincre leurs clients qu’ils ont trouvé la martingale, les grosses plateformes à rassurer avec leur puissance et leur marque et les nouveaux entrants à faire rêver à un nouvel horizon du PE. Mais, dans un marché devenu plus exigeant et sélectif, le défi de continuer à convaincre les LPs sera plus grand pour les acteurs indifférenciés aux performances moyennes dont les lacunes ont été en partie masquées par 15 ans d’euphorie.
David Graeber, le célèbre anthropologue, proposait la méthode suivante pour définir un bullshit job ou emploi inutile : on imagine la disparition de l’activité et on évalue l’impact sur la société. Pour éviter des réveils douloureux et tracer son propre chemin d’évolution dans cette phase de « sélection darwinienne », chaque GP pourrait faire un exercice de pensée salutaire pour lui-même : imaginer sa disparation et en évaluer l’impact sur le monde de l’investissement…
