,« La régularité tue ce qu’elle mesure. Le rythme, lui, sauve. » — Paul Valéry
J’ai souvent eu l’impression de m’être transformé en coucou suisse. Car dans le monde du Private Equity, le temps est au métier ce qu’un métronome est à la musique : ce balancier obstiné qui donne au silence la forme d’un rythme. Le temps agit comme une force invisible, capable de démultiplier les gains comme d’amplifier les erreurs. Steven Kaplan, professeur à Chicago, le résume avec justesse : « In private equity, time is not neutral: it compounds both gains and mistakes. »
Le temps, mesure financière
L’investisseur en capital sait bien qu’un multiple ne raconte pas toute l’histoire. Doubler son argent en trois ans ou en sept n’a rien à voir. Dans le premier cas, le taux de rendement interne s’envole à 26 % ; dans le second, il retombe à 11 %. La différence, c’est le temps. Chaque année écoulée pèse comme un coût d’opportunité, évalué traditionnellement par les institutionnels via le hurdle rate,taux de rendement minimal annuel qui donne accès au Carried Interest, souvent fixé autour de 8 % par an. On peut d’ailleurs s’interroger sur ce taux resté longtemps intangible, alors que les taux courts européens ont oscillé de –0,5 % à +4 % au cours de la dernière décennie.
Cette discipline temporelle explique pourquoi tant de fonds cherchent à restituer rapidement du cash à leurs souscripteurs, à travers refinancements, dividendes recaps ou cessions partielles. Selon le Bain Global Private Equity Report 2024, 60 % des fonds buyout du premier quartile avaient déjà restitué plus de la moitié du capital investi dès la quatrième année. La vitesse nourrit le TRI, mais aussi la confiance des investisseurs.
Le temps, horizon opérationnel
Le Private Equity, c’est aussi le temps de la transformation. Les sociétés ne sont pas détenues pour l’éternité : la vie d’un fonds s’inscrit dans un horizon d’une décennie, dont la moitié consacrée à la création de valeur et l’autre au désinvestissement. En France, la durée médiane de détention est passée de 4,2 ans en 2010 à 5,4 ans aujourd’hui, selon France Invest. Et les dernières études européennes (EY 2024, Baird 2025) montrent un allongement général vers 6 ans, parfois davantage.
Chaque année supplémentaire oblige à produire davantage de croissance opérationnelle pour préserver le rendement final. Comme le rappelle Guy Hands, fondateur de Terra Firma : « The first 100 days set the pace of the investment; if you wait, you lose not just time but momentum. »
C’est ce que nous avons constaté dans le portefeuille d’Argos avec des sociétés comme Revima en France, devenue un leader européen de la maintenance aéronautique en accélérant très tôt son internationalisation, ou Cohedron aux Pays-Bas, transformée en consolidateur national par 17 acquisitions réalisées en un temps record. Dans les deux cas, la vitesse a changé l’échelle des entreprises bien au-delà de la croissance organique.
Le temps, enjeu stratégique
Mais le temps ne se limite pas à la gestion opérationnelle. Il est aussi affaire de cycles et de fenêtres de marché. Sortir en 2021, au sommet des valorisations, offrait en moyenne 20 % de multiples supplémentaires par rapport aux sorties de 2023, selon PitchBook. La différence ne tient pas à la qualité intrinsèque des sociétés, mais à la maîtrise du moment opportun.
Le cas de Permira avec Hugo Boss reste instructif : entré en 2007, à la veille de la crise financière, le fonds a dû patienter, restructurer, attendre le retour de la croissance et des marchés. La sortie n’intervint qu’en 2015, plus longue que prévu, mais avec un multiple honorable. Leçon limpide : une mauvaise fenêtre d’entrée peut coûter des années de rendement, et parfois toute la différence entre un deal moyen et un succès.
On retrouve la même logique dans les fonds qui, confrontés à un blocage des IPOs et du M&A, recourent désormais aux continuation vehicles. Selon Baird, ces structures représentaient déjà 12 % des distributions de Private Equity en Europe en 2024, contre 2 % en 2018. Là encore, c’est une manière de prolonger le temps d’investissement tout en restituant de la liquidité aux Limited Partners.
Le temps, contrat moral avec les LPs
Enfin, il y a le temps du dialogue entre investisseurs et gérants. Pour les Limited Partners, la rapidité de retour du capital est presque aussi précieuse que le rendement final. Dans une enquête d’Invest Europe en 2023, 72 % des LPs plaçaient la distribution précoce de cash comme critère prioritaire dans leurs réallocations. Un souscripteur du baromètre Coller Capital de 2024 confiait : « DPI drives confidence. Multiples on paper are interesting, but cash-in-hand builds trust. »
On pourrait difficilement dire les choses plus clairement : ce n’est pas le multiple théorique qui inspire la confiance, mais l’argent rendu à temps.
Le temps, essence du Private Equity
Le Private Equity n’achète pas seulement des sociétés : il achète du temps. Du temps de management, du temps de transformation, du temps d’avance sur la concurrence. Michael Jensen, grand spécialiste de l’économie financière et auteur de la fameuse free cash flow theory (1986), le disait ainsi : « The essence of private equity is to compress the time between potential and realization. »
En définitive, la valeur temps est peut-être le vrai secret de ce métier. Elle punit l’hésitation, elle récompense la rapidité. Elle transforme une entreprise ordinaire en une success story, ou un investissement prometteur en déception. Le Private Equity, à bien y regarder, n’est rien d’autre que l’art de transformer le temps en valeur.