16. La vie d’un Capital Investisseur

 On croit souvent qu’être associé dans un fonds de LBO, c’est vivre dans une bulle dorée, entre comités d’investissement et cocktails d’associations professionnelles. C’est en réalité un métier de tension permanente, d’une intensité que peu soupçonnent. Un métier où l’on est taillable et corvéable à merci, toujours disponible, sollicité à toute heure. Le téléphone vite remplacé par le mail devient une extension du corps, un fil invisible qui relie à la fois les LPs, les banquiers, les avocats, les dirigeants, et qui ne se tait jamais, sauf peut-être dix week-ends par an, et la première quinzaine d’août, ce fragile sanctuaire européen.

Chaque jour commence avec un agenda déjà saturé, et se termine par des urgences qu’on n’avait pas prévues. Le lundi matin, on croit pouvoir avancer un dossier stratégique ; le lundi soir, on a passé douze heures à gérer une cyberattaque dans une PME, à rassurer des banquiers nerveux et à répondre aux LPs qui s’inquiètent du “mark-to-market”. On vit dans l’instantané, mais avec l’obsession du long terme. Dans ce paradoxe s’épuise une grande part de notre énergie.

Et pourtant, ce métier n’est pas seulement celui de la contrainte. C’est aussi celui de la découverte. Car chaque participation est une fenêtre ouverte sur un monde. Dans une vie d’investisseur, on passe du jour au lendemain d’une usine textile du nord de l’Italie à un laboratoire de biotech en banlieue parisienne, puis à une PME du bâtiment en Allemagne. Chaque entreprise est un morceau de réalité brute, une façon d’entrer dans les coulisses d’un métier qu’on ne connaissait pas. Le GP vit en accéléré ce que d’autres mettent une vie à apprendre : il change de secteur comme d’univers, il se familiarise avec des langages nouveaux, des logiques industrielles, des cultures professionnelles.

C’est une forme de privilège intellectuel : comprendre le monde à travers la gestion d’une participation. Dans une usine de plasturgie, on apprend les flux tendus et la chimie des polymères. Dans une société de services informatiques, on touche du doigt la fragilité des talents et la bataille du recrutement. Dans une ETI du luxe, on perçoit la puissance de l’image et du détail. À chaque fois, le GP devient un apprenti. C’est peut-être la plus belle récompense de ce métier : ce sentiment de voir l’économie de l’intérieur, de la toucher, de la comprendre dans sa matérialité.

Mais cette curiosité, ce plaisir de l’apprentissage, ne doit pas masquer la dureté de la fonction. Car derrière chaque participation, il y a aussi des tensions : un dirigeant qui ne suit pas, un marché qui se retourne, une acquisition qui échoue. Et parfois, il faut prendre des décisions violentes. Remplacer un fondateur, réorganiser une équipe, annoncer une fermeture de site. Ces moments laissent des cicatrices, chez les autres comme en soi. On apprend à garder un visage neutre, à dire “divergence stratégique” pour masquer une rupture humaine. Mais à l’intérieur, on sait qu’on a arraché quelque chose.

La vie du GP est donc faite de cette oscillation permanente : entre l’excitation de découvrir et la fatigue d’exécuter, entre le plaisir de comprendre et la violence de décider. Ce n’est pas un métier que l’on choisit pour son confort, mais pour son intensité. Les journées sont longues, les nuits souvent courtes, les week-ends rarement protégés. Et pourtant, chaque fois qu’on visite une usine, qu’on échange avec un chef d’atelier ou qu’on voit une nouvelle ligne de production tourner, on retrouve cette flamme : celle d’apprendre encore, de voir encore un autre fragment du monde.

Et puis vient août. La première quinzaine, en France et dans quelques pays d’Europe, est une trêve quasi sacrée. Les banquiers sont à la plage, les LPs en Toscane, les managers en congé. Le téléphone se tait. Les boîtes mail se vident. Pendant deux semaines, le GP redevient un homme libre. Il lit, il dort, il pense. Il prend du recul. Il se souvient qu’il existe une vie hors du LBO. Et au fond de lui, il sait que cette parenthèse est ce qui rend supportable le reste de l’année.

Être GP, c’est accepter d’être toujours en service, sauf ces rares interstices de liberté. C’est être à la fois l’esclave de ses investisseurs et le découvreur de mondes cachés. C’est porter la lourdeur des chiffres et s’offrir le plaisir des idées. C’est un métier exténuant, mais qui donne une richesse intérieure que peu d’autres peuvent offrir : celle d’avoir vu, à travers les entreprises, la réalité d’un continent.

La journée type

7h00. Réveil avec la conviction qu’aujourd’hui, “je vais pouvoir avancer un dossier de fond”. Quinze mails plus tard, l’illusion s’effondre : un LP veut un “quick update” sur la valorisation d’un portefeuille, un banquier panique sur une clause, un dirigeant appelle pour dire qu’il ne trouve pas son directeur commercial. La journée commence.

8h30. Premier call avec les avocats : la version 27 du SPA a encore changé. Personne ne se souvient pourquoi. On discute trois heures d’un alinéa qui sera réécrit demain.

11h00. Comité d’investissement. L’ambiance est celle d’un tribunal militaire : PowerPoint alignés comme des soldats, regards soupçonneux, remarques cinglantes. Chacun défend son deal comme s’il s’agissait d’un enfant unique, et finit par promettre des croissances que personne ne croit vraiment. Verdict : “à retravailler”.

13h00. Déjeuner annulé. Sandwich devant l’écran. On relit un modèle Excel qui refuse obstinément de produire un TRI supérieur à 18 %. Un analyste propose de “revoir les hypothèses”. Traduction : trafiquer subtilement le budget de CAPEX.

15h00. Appel d’un manager de participation : “On a un problème social sur le site de Lyon.” Traduction : grève. Vous rassurez, encouragez, mais au fond, vous pensez déjà aux slides de l’ESG report où il faudra expliquer “dialogue social constructif”.

17h00. Nouvelle urgence : un fonds concurrent a fait une offre sur la cible que vous chassez depuis six mois. Tout le monde se jette dans une guerre d’enchères en oubliant que, dans les mémos internes, vous écriviez il y a trois semaines : “discipline de prix à respecter”.

19h00. Retour au bureau. Un associé passe la tête et demande : “Alors, tu en es où sur ton deal ?” Vous souriez en répondant nulle part.

21h00. Enfin à la maison. Les enfants dorment. Vous vous servez un verre de vin et ouvrez votre ordinateur. Vous commencez à rédiger ce mémo sur les nouveaux contours du deal. À minuit, vous envoyez un mail avec le titre : “Draft – for comments”. Vous savez qu’à 7h00, vous aurez déjà cinq réponses avec des modifications contradictoires.

Mais demain en repensant à votre oncle cadre dirigeant d’une multinationale mort à 38 ans d’une crise cardiaque à la suite d’un excès de tout et surtout de stress, vous ferez votre partie de tennis sur les cours de votre club de tennis qu’il vente ou neige car il ne faut faire aucun « compromis » avec votre santé.Et la vie est un marathon pas un sprint!