8. Le PE américain sous le feu des critiques

 Aux États-Unis, le private equity suscite depuis plusieurs années  fascination et  méfiance croissante. Si le secteur continue d’attirer des capitaux massifs et de générer d’importants retours sur investissement, il est aussi devenu une cible politique, médiatique et sociale. Cette défiance s’incarne aujourd’hui dans plusieurs fronts : la critique de grandes figures comme Warren Buffett, la volonté de Donald Trump de mieux encadrer les opérations dans la santé, et une opinion publique de plus en plus hostile, notamment sur les effets du PE dans les domaines sensibles comme l’hospitalier ou l’immobilier résidentiel.

1. Warren Buffett : le scepticisme de l’oracle d’Omaha

Warren Buffett, figure tutélaire du capitalisme américain, n’a jamais mâché ses mots sur le private equity. Lors de l’assemblée générale de Berkshire Hathaway en 2023, il déclarait avec ironie :

« When you look at some of the adjustments that are made in private equity — they’re really pushing the envelope. »

Il dénonçait ainsi les « adjusted EBITDA » souvent utilisés pour embellir les performances et masquer la réalité économique des entreprises rachetées. Buffett critique également le recours systématique à l’effet de levier :

« Leverage can make a good investment better, but it can also make a bad investment lethal. »

Il remet en question la durabilité de certains modèles, pointant un alignement d’intérêts parfois biaisé : commissions élevées, horizon de sortie trop court, et incitations asymétriques.

2. Donald Trump : encadrer le private equity dans la santé

Dans sa campagne pour un second mandat, Donald Trump s’est emparé d’un sujet explosif : le rôle du private equity dans la dégradation du système de santé américain. Lors d’un meeting en avril 2024 dans l’Ohio, il déclarait :

« We’re not going to let these hedge funds buy hospitals and cut staff to boost profits. We’re going to bring back real care in health care. »

Derrière la formule, un engagement concret : Trump a promis de signer une loi interdisant certains types de rachats LBO dans le secteur hospitalier, notamment les opérations à haut levier ou impliquant des fonds « non transparents » mais a finalement renoncé à taxer le Carried Interest dans le « Big beautiful Bill » voté le 4 juillet 2025. Ce positionnement populiste et protectionniste vise une cible claire : les rachats d’hôpitaux par des fonds tels que Cerberus (via Steward Health Care), Apollo (LifePoint), ou encore KKR (Envision Healthcare), accusés de fermer des services d’urgence, de licencier massivement et de détériorer la qualité des soins.

Un rapport de la Private Equity Stakeholder Project en 2023 notait que :

« Envision Healthcare, après son rachat par KKR en 2018, a vu sa dette exploser à plus de 7 milliards de dollars, tandis que la qualité des soins a été fortement remise en cause. »

Trump, loin d’être hostile au PE dans son ensemble, instrumentalise ici un sujet émotionnel : la santé. Il oppose la finance à la compassion, et les fonds aux médecins.

3. L’opinion publique : PE, prédateur ou sauveur ?

Les critiques ne viennent pas que d’en haut. Une part croissante de l’opinion américaine perçoit le private equity comme un acteur destructeur :

  • dans les hôpitaux, où les urgences ferment pour cause de rationalisation financière,

  • dans les maisons de retraite, où les rachats par des fonds sont associés à une baisse des standards,

  • dans l’immobilier, où des firmes comme Blackstone sont accusées de contribuer à la hausse des loyers.

Un sondage Pew de fin 2024 indiquait que 61 % des Américains pensent que le private equity a un impact négatif sur l’économie, une hausse de 15 points depuis 2020.

Cette perception est renforcée par des enquêtes chocs comme celle du New York Times en 2022 sur les maisons de retraite contrôlées par des fonds :

« Nursing homes owned by PE firms saw a 10% increase in mortality, linked to staff cuts and cost optimization. »

4. Vers une régulation ciblée ?

Sous la pression populaire, la régulation évolue. La SEC, sous la présidence de Gary Gensler, a renforcé depuis 2022 les obligations de transparence et de reporting pour les fonds de PE. Une réforme emblématique impose depuis 2024 que tous les frais cachés et accords de side letters soient divulgués aux LPs.

Plus récemment, plusieurs sénateurs démocrates, dont Elizabeth Warren, ont proposé le Stop Wall Street Looting Act, visant à limiter les LBOs dans des secteurs dits « vitaux » (santé, défense, logement social). Warren, fidèle à son combat, dénonce :

« PE firms have become financial predators — extracting wealth at the expense of workers, patients, and communities. »

5. Défendre le PE sans naïveté

Face à ces critiques, les associations professionnelles comme l’American Investment Council ou la NVCA défendent le rôle du PE dans l’innovation, la croissance des PME, et la modernisation de secteurs en difficulté. Un rapport de l’AIC de mars 2024 souligne :

« PE-backed companies employ over 12 million Americans and consistently outperform peers in job creation and productivity. »

Nous reviendrons bientôt sur l’impact positif sur le PE dans un article : PE : puissant moteur de croissance , d’emplois et de transformation des entreprises 


2 focus récents :

1. 📚 Les données d’une pénétration accélérée

Une étude conjointe de l’Oregon Health & Science University, de la Wharton School (University of Pennsylvania) et de la Yale School of Public Health, publiée dans JAMA Psychiatry en juillet 2024, analyse la montée en puissance du private equity dans la santé mentale aux États-Unis.

Données clés :

  • Entre janvier 2012 et juillet 2023, les fonds de PE ont acquis :

    • 642 cliniques de santé mentale

    • 1 152 centres de traitement des addictions

  • Cela représente 6,2 % de tous les établissements de santé mentale et 7,1 % des centres spécialisés dans les troubles liés à l’usage de substances.

  • Dans certains États (Texas, Colorado, Caroline du Nord), la pénétration dépasse 25 %.

  • Les chercheurs notent une absence préoccupante de données sur l’impact de ces rachats sur la qualité des soins, les coûts, et l’accessibilité.

« There is this dearth of treatment, and it seems like private equity has taken advantage of some of those opportunities. »
— Marissa King, professeure à la Wharton School

« Where we worry the most is where we are seeing costs increase, but we’re not seeing improvement in outcomes. »

Sources :


2. 🕵️ Enquête publique FTC–DOJ–HHS : vers une régulation ciblée

Le 5 mars 2024, la Federal Trade Commission (FTC), en collaboration avec le Department of Justice (DOJ) et le Department of Health and Human Services (HHS), a lancé une enquête publique inédite sur l’impact du private equity dans le système de santé américain.

🎯 Objectifs de l’enquête :

  • Identifier les effets des acquisitions non reportées (en dehors du périmètre du Hart–Scott–Rodino Act).

  • Évaluer les conséquences sur :

    • la qualité des soins

    • la hausse des prix

    • la concentration excessive du marché

    • les réductions d’effectifs cliniques

💬 Déclarations clés :

« When private equity firms buy out healthcare facilities only to slash staffing and cut quality, patients lose out. »
Lina Khan, présidente de la FTC

« This RFI will enable the agencies to accurately understand modern market realities… and forcefully enforce the law against unlawful deals. »
Jonathan Kanter, antitrust chief, DOJ

⚖️ Perspectives réglementaires :

  • Workshop « Private Capital, Public Impact » (mars 2024) : critiques publiques du modèle PE dans la santé.

  • Risques identifiés :

    • Roll-ups non signalés mais anti-concurrentiels

    • Stratégies de désinvestissement rapide (“strip-and-flip”) dans des domaines cliniques critiques

  • Enquête ouverte aux commentaires publics (60 jours) : des actions réglementaires ou judiciaires pourraient suivre.

Sources :


Conclusion

Le private equity américain est à la croisée des chemins. Adulé par les investisseurs, mais surveillé par les politiques, il doit aujourd’hui démontrer qu’il peut créer de la valeur de manière responsable, notamment dans les secteurs sensibles. La lucidité des critiques de Warren Buffett, la virulence de Trump sur la santé, et l’hostilité croissante du grand public relayée par les enquêtes publiques imposent un aggiornamento. .