6. Comment le Private Equity peut aider l’Europe à atteindre un effort de défense à 5 % du PIB

Alors que la guerre est de retour sur le continent européen, la nécessité de porter l’effort de défense à un niveau comparable à celui des États-Unis (environ 3,5 % du PIB) devient une urgence stratégique. L’OTAN a aujourd’hui un objectif très concret :

« Allies agree that this 5% commitment will comprise two essential categories of defence investment. Allies will allocate at least 3.5% of GDP annually based on the agreed definition of NATO defence expenditure by 2035 to resource core defence… And Allies will account for up to 1.5% of GDP annually to inter alia protect our critical infrastructure, defend our networks, ensure our civil preparedness and resilience, unleash innovation, and strengthen our defence industrial base »

Ce niveau implique un changement de paradigme pour les finances publiques, mais aussi pour les marchés de capitaux. Le Private Equity (PE), en tant qu’industrie de transformation à long terme, peut et doit jouer un rôle clé dans cette montée en puissance.


1. Compatibilité entre ESG et défense : un impératif stratégique

Le principal frein à l’investissement en capital dans le secteur de la défense aujourd’hui réside dans la perception ESG, en particulier au niveau des grands investisseurs institutionnels. De nombreux mandats interdisent explicitement tout investissement dans des sociétés produisant du matériel militaire ou liées à la sécurité.

Pourtant, cette lecture dogmatique est aujourd’hui dépassée. La défense, au sens large, est une condition de possibilité pour l’ensemble des objectifs ESG :

  • Sans sécurité, pas de développement durable.
  • Sans capacité de résilience des sociétés, pas de justice sociale ni de transition climatique viable.
  • Sans cybersécurité, pas de protection des données personnelles ni de souveraineté numérique.

Une nouvelle approche est donc urgente :

  • Revoir la taxonomie verte européenne pour introduire une catégorie spécifique « défense responsable ».
  • Distinguer clairement les dépenses de sécurité nationale, de cybersécurité, de technologies duales, des industries purement offensives.
  • Permettre aux fonds labellisés ISR ou durables d’investir dans des entreprises de défense si celles-ci répondent à des critères d’encadrement éthique, de conformité au droit international humanitaire et de transparence.

Plusieurs pays défendent déjà cette évolution à Bruxelles. En Allemagne, le BDI plaide pour une compatibilité élargie entre l’ESG et l’industrie de défense. En France, France Invest et l’AFEP ont formulé des propositions similaires.


2. Accélérer l’innovation duale et consolider l’industrie européenne de défense

Le PE est un vecteur idéal pour financer l’essor de technologies à double usage (civil/militaire) : deeptech, cybersécurité, intelligence artificielle, drones, spatial. Il intervient dans les phases de croissance où le capital est rare et le risque élevé.

Mais l’autre enjeu est la fragmentation extrême de l’industrie européenne de défense : plus de 2 500 PME selon le Conseil de l’Europe, souvent isolées, vulnérables, et peu capitalisées.

Le PE peut structurer des plateformes industrielles par build-up, professionnaliser la gouvernance et permettre l’émergence de champions européens capables de répondre à des appels d’offres majeurs et de rivaliser avec les mastodontes américains ou israéliens. Il peut être le bras opérationnel du BITDE.


3. Créer des fonds  spécialisés dans la défense

L’Europe a su créer des véhicules dans la transition énergétique et les infrastructures. Pourquoi pas dans la défense ?

Des fonds adossés à la BEI, au PIA ou au Fonds européen de défense pourraient voir le jour . On peut imaginer d’orienter massivement l’épargne privée avec des objectifs par exemple de garantie de l’Etat ou utilisant de la dette garantie par la BPI pour augmenter le rendement .La BPI a décidé de lancer le fonds “Bpifrance Défense” avec un objectif de lever de 450 Me.


4. Réindustrialiser par le LBO patriotique

Le Private Equity est un acteur historique de la réindustrialisation. Dans la défense, son rôle pourrait être décisif pour renforcer les chaînes d’approvisionnement critiques en reprenant des PME stratégiques fragiles ou sous-capitalisées.

Les opérations de LBO industriels permettent d’apporter du capital, d’améliorer la gouvernance, de moderniser les outils de production, de structurer une croissance par acquisition (build-up) et d’optimiser les flux industriels. C’est particulièrement pertinent dans les segments de niche (usinage haute précision, capteurs, composants optroniques, pyrotechnie, etc.) où la compétence industrielle est forte mais la structure financière faible.

Dans certains cas, l’entrée d’un fonds PE peut sauver un sous-traitant clé de la faillite ou d’un rachat extracommunautaire, tout en préparant son changement d’échelle. Il faut pour cela des fonds patients, sectoriels, avec une connaissance fine des écosystèmes industriels, et un accès à une équipe dirigeante compétente.


5. S’inscrire dans le temps long

Le cycle de la défense ne correspond pas aux horizons classiques des fonds à 5 ans. Concevoir, prototyper, homologuer, produire puis maintenir un système militaire prend souvent 10 à 15 ans. Ce temps long est peu compatible avec la logique de rendement rapide qui prévaut encore dans beaucoup de fonds classiques.

Pourtant, le Private Equity a commencé à évoluer : les fonds « evergreen », les véhicules à durée longue (10+ ans), les fonds de continuation permettent d’adapter la durée de détention à la réalité industrielle.

Ce type de véhicule pourrait être spécialement conçu pour la défense, en coordination avec les objectifs des États, un horizon de réalisation étendu, et un niveau d’alignement d’intérêt réglementaire clair.

La clef : sortir du dogme du « quick exit » et assumer une gestion patrimoniale de la souveraineté technologique.