En 2012, Mitt Romney aurait pu devenir le premier président des États-Unis issu du private equity. Mais ce passé – qu’il considérait comme sa principale carte de visite économique – s’est retourné contre lui au cœur de la campagne. Ce qui devait démontrer sa capacité à créer de la valeur a été présenté par ses adversaires, y compris au sein de son propre camp, comme la preuve d’un capitalisme prédateur, indifférent aux conséquences humaines. Retour sur un cas d’école de diabolisation du LBO en politique.
Un pedigree financier devenu un boulet électoral
Mitt Romney a cofondé Bain Capital en 1984 et contribué à en faire l’un des géants du private equity américain. Pour l’électorat républicain modéré, cela démontrait rigueur, discipline financière et réussite entrepreneuriale. Mais pour la gauche, et même une partie de la droite, ce fut l’illustration d’un capitalisme froid, déconnecté du réel.
Dès les primaires républicaines, Rick Perry frappe fort :
« There is something inherently wrong when getting rich off failure and sticking it to someone else is how you do your business. That’s not capitalism — that’s vulture capitalism. »
— Rick Perry, janvier 2012
L’expression « vulture capitalism » fait mouche. Même Newt Gingrich, pourtant issu du même camp, commande un documentaire anti-Romney (“King of Bain”) diffusé dans les États du Sud.
Une attaque méthodique orchestrée par les démocrates
Les démocrates, de leur côté, n’ont pas attendu l’automne pour bâtir leur angle d’attaque. Le Super PAC Priorities USA, proche de la Maison Blanche, diffuse à l’été 2012 un spot marquant intitulé “Stage”, dans lequel un ancien ouvrier, Mike Earnest, raconte comment il a été licencié d’une usine de papier fermée par Bain Capital après un rachat :
« Turns out, when we built that stage, it was like building my own coffin. And it just made me sick. »
— Mike Earnest, ex-employé d’AMPAD, spot “Stage”, 2012
Ce témoignage ancre dans l’opinion l’image d’un Romney qui “se sert et s’en va”, laissant les ouvriers sur le carreau. Le message : Romney n’est pas un entrepreneur, c’est un financier qui sacrifie l’emploi au nom du rendement.
Les 47 % et l’arrogance des chiffres
Le coup de grâce viendra d’une fuite vidéo. Lors d’un dîner privé avec des donateurs à Boca Raton, Romney déclare :
« There are 47 percent of the people who will vote for the president no matter what… who are dependent upon government… who believe that they are victims. »
— Mitt Romney, vidéo fuité, mai 2012
La phrase est perçue comme une déclaration de guerre aux classes populaires et aux retraités. Couplée à l’image d’un capital-investisseur froid, elle achève de le déconnecter de l’Américain moyen.
Les médias s’en emparent
Des médias comme le New York Times, le Guardian, ou encore Wired et Bloomberg, multiplient les articles liant private equity, inégalités et destructions d’emplois.
Le journaliste Felix Salmon écrit dans Wired :
« Private equity doesn’t create jobs — it extracts value. Romney doesn’t build companies. He disassembles them. »
De son côté, le chercheur Josh Kosman, auteur de The Buyout of America, est partout sur les plateaux pour rappeler :
« What Bain did under Romney was perfectly legal. But it devastated towns, hollowed out companies, and enriched the few at the expense of the many. »
Romney tente la défense… trop tard
Romney finira par reconnaître que les attaques sur Bain Capital l’ont affaibli. Sur Fox News en mars 2013, il concède :
« We weren’t effective taking our message to minority voters… and the 47 percent comment didn’t help. »
Mais le mal est fait. L’analyse post-mortem montre que la perception du PE comme destructeur a joué un rôle dans sa défaite dans les États du Midwest industriel, où le chômage restait élevé.
Un cas d’école de la politisation du private equity
L’affaire Romney reste un précédent unique. Jamais dans une élection présidentielle le private equity n’avait occupé une telle place. Ce fut la première fois qu’un fonds de LBO devenait l’objet central d’une critique idéologique, bien au-delà de l’économie : le PE incarnait alors la finance déconnectée, destructrice, court-termiste.
Depuis, la méfiance n’a cessé de croître : santé, logement, éducation… autant de secteurs où la présence du PE alimente la suspicion. Et où ses défenseurs doivent apprendre à parler autrement que par les multiples.
📚 Sources et références
- Spot “Stage” – Priorities USA (YouTube, août 2012)
– Campaign Ad “Stage” diffusée via The Washington Post – Priorities USA Action, 15 octobre 2012 : (washingtonpost.com) - Rick Perry – Débat primaire GOP, Caroline du Sud, janvier 2012
– Débat récapitulé par CNN/South Carolina via New York Magazine : (abcnews.go.com, nymag.com)
– Reportage Texas Tribune sur Perry cherchant du temps de parole :
– Transcription officielle débat Fox News/WJSB, Myrtle Beach, SC, janvier 2012 : (presidency.ucsb.edu) - Vidéo des “47 %” – Fuite publiée par Mother Jones, septembre 2012
– Article The Guardian sur la vidéo révélant les propos de Romney contre les « 47 % » : (theguardian.com)
– Suivi de la polémique dans Glamour (24 heures après la fuite) : - The Buyout of America – Josh Kosman, 2010
– Page Amazon décrivant l’ouvrage original de 2010 : (amazon.com)
– Éditeur Penguin Random House : (penguinrandomhouse.com) - Wired – Felix Salmon, Capitalism Kills, 2012
– Article de Felix Salmon publié en janvier 2012, intitulé How Capitalism Kills Companies : (wired.com) - Fox News – Interview de Mitt Romney, mars 2013
– Transcript de l’interview exclusive sur Fox News Sunday du 3 mars 2013 : (foxnews.com)
– The Guardian en a aussi fait un résumé : (theguardian.com) - Archives campagne 2012 – New York Times, The Guardian, Bloomberg
– The Guardian – rubrique Campaign Rally Watch 2012 : (theguardian.com)
– The Guardian – archive US Elections 2012 : (theguardian.com)
– Bloomberg – contexte campagne 2012 (rumeur sur Bloomberg, 2010 mais recontextualisé en 2012) : (newyorker.com)